jeudi 24 avril 2014

Note : la pêche selon le point de vue d'un vers de terre

J'ai terriblement froid. Depuis environ deux semaines, lorsque l'on nous a extirpés, moi, ma famille et des amis, de notre maison. Désormais, nous sommes recroquevillés les uns sur les autres pour nous tenir chaud dans un endroit exigu sans lumière. D'après mes premières observations, cet endroit mesure une longueur de vers de terre en largeur et en longueur ainsi que deux longueurs de vers de terre en hauteur. Cet espace est délimité de tous bords par une substance artificielle puante infranchissable. Heureusement qu'une partie de notre maison en terre a été emportée avec nous ce qui nous permet de survivre. Mais il fait tellement froid ! Je décide de faire une énième observation de cette prison, lorsque, tout à coup, une sorte de tremblement de terre se fait sentir. Je me sens balloté dans tous les sens et l'atmosphère se réchauffe progressivement. Serait-ce la fin de ce calvaire ? Après un temps assez court, la température a atteint son niveau d'antan et une légère euphorie s'empare de nous.

Mais quelques temps après, la lumière envahit notre espace et instantanément mon ami Albert Sousterre est projeté à l'extérieur, pincé par deux énormes masses sphériques couleur limace, avant que l'obscurité resurgisse à nouveau. Mais que se passe-t-il donc ?
J'ai un mauvais pressentiment et une violente angoisse s'empare de moi. Sentiment justifié. La lumière nous aveugle à nouveau et cette fois-ci, c'est mon frère, se trouvant au-dessus, qui est attrapé. Je ne peux rester sans rien faire devant ce mystère et je décide donc de me faufiler jusqu'au sommet afin de savoir ce qui se passe. Il me faut attendre un certain moment avant que la lumière apparaisse et que la "pince" me choisisse tandis que les cris désespérés de mes parents se font entendre au loin " Lombrycus !!! Non !! ". La sensation est étrange. Car cette pince me serre tendrement et me transmet une douce chaleur enivrante. De plus, je suis enfin à l'air libre savourant l'atmosphère printanière. J'en profite pour scruter les alentours afin de chercher mon frère quand, soudain, un pieu vient me transpercer au tiers de mon corps. Douleur atroce. Je m'agite dans tous les sens afin d'échapper à cette torture jusqu'à ce que je sois transpercé une seconde fois...puis une troisième ! Je suis au bord de l'évanouissement. Quel est donc ce psychopathe pour m'affliger une telle souffrance ? Je ne peux l'apercevoir, ma vue, propre aux vers, étant très limitée. Je distingue cependant une sorte d'arbre informe mouvant tenant à son extrémité la fameuse pince.

Mon corps s'habitue progressivement à la souffrance, la douleur s'estompant légèrement. Mais, à peine remis, je me vois soudainement projeté en arrière puis instantanément en avant d'une telle violence que je ressent, de nouveau, les pieux au plus profond de mes entrailles. Mais je vole ! Oui je vole, tels nos prédateurs ennemis à plume. Pour la première fois de ma vie. Certes je souffre terriblement mais je vole ! Sous moi, je distingue une vaste étendue réfléchissante que j'assimile à de l'eau d'après mes quelques connaissances hydrogéologiques liés à mon passé souterrain. Je parcoure ainsi dans le ciel une distance d'au moins 500 longueurs de vers de terre avant d'apercevoir la surface de l'eau qui se rapproche dangereusement et que je heurte violemment.

Assommé, je suis presque instantanément ragaillardi par la fraicheur de l'eau. Je sais que mon corps va flotter, mais un phénomène incompréhensible m'envoie par 100 longueurs de vers de terre de profondeur. Je peux survivre sous l'eau quelque temps, mais pas indéfiniment, surtout avec ce pieu me transperçant de toute part. Pour me réchauffer, je commence à m'agiter de manière intensive. Erreur. Grosse erreur, car je vois une énorme bête arriver droit vers moi et qui, de sa gueule béante, me coupe littéralement en deux ! Ainsi, je me trouve toujours enfourché sur le pieu mais aussi à l'intérieur du monstre. La bipolarité dans toute sa souffrance ! J'avais bien entendu des histoires sur la bipolarité des vers, qu'ils pouvaient être coupés, découpés, décalés-coupés de multiples fois et continuer à être. Mais je pensais que c'étaient des légendes souterraines ! Et bien non. Car je le vis présentement. Je suis en train de périr dans un bain d'acide gastrique au coeur du monstre tandis que j'essaie désespérément de m'accrocher à la vie autour d'un pieu métallique. Pas pour longtemps car j'entrevois le monstre revenir à la charge. Ma moitié ne lui a apparemment pas suffit. Je me prépare donc à me rejoindre dans les ténèbres acides de la bête mais, cette fois, mon chemin s'arrête à son palais, le pieu s'étant empalé à cet endroit.

Je me sens alors tiré vivement en arrière et nous (moi et le monstre), nous nous retrouvons en l'air à l'extérieur de l'eau avant de retomber piteusement sur le sol. Je visualise alors la fameuse pince qui vient se saisir du pieu afin de le libérer de l'emprise de la bête. Je me retrouve sur le sol gisant, le pieu toujours en moi, à deux longueurs de vers du monstre qui est en train de suffoquer et qui se fait brusquement frappé la tête par une énorme masse plusieurs fois de suite. Mais quelle barbarie ! Quelle horreur ! Dans quel monde suis-je donc arrivé?

Ma vie s'éteint progressivement tandis que mon regard vient se perdre une dernière fois dans les yeux exorbités de ce gros animal agonisant que je ne vois plus comme un monstre.

Le monstre est ailleurs.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire